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La guerre qui oppose la France à la Prusse et aux états allemands éclate en juillet 1870. En 43 jours de campagne, l'armée impériale est mise hors de combat. Il ne reste plus aux Français qu'à improviser une guerre de volontaires, de gardes nationaux et de francs-tireurs au cours de laquelle notre compatriote s'illustrera.
illustration 1) "La Prise de Drapeau au 61ème Poméranien" d'après le tableau d'Édouard-Jérôme Paupion peint entre 1871 et 1910-1911 (1)
© musée de la Vie Bourguignonne ; reproduction du musée municipal de Nuits-Saint-Georges, référence M0144005131, N° d'inventaire 95.5.440
Victor [Marie] Curtat-Cadet, fils du sacristain de Notre-Dame, est né à Annecy le 27 août 1852, cinquième enfant d'une fratrie de douze. En septembre-octobre 1870, il intègre la compagnie des francs-tireurs du Mont-Blanc qui combat dans la 4e brigade des Vosges sous les ordres du colonel Ricciotti Garibaldi. Ce courageux jeune homme de dix-neuf ans s'est emparé du drapeau du 8e Poméranien(1) (2) au cours d'un combat livré, en janvier 1871, pour la défense de Dijon. À partir du 1er mars 1889, il occupe à Annecy un modeste emploi communal de préposé au chenil et au nettoiement des toilettes publiques, que des problèmes de santé le contraignent à quitter en juillet 1903. Il décède le 13 mai 1904 [à 52 ans].
Un injuste oubli
En 1909, le président de l'Union des combattants de 1870-1871 fait le triste constat que le soldat Curtat « n'a pas même une inscription sur un débris de croix en bois ». Début 1909, un comité pour l'érection d'un monument est mis en place : le comité d'honneur est présidé par R. Garibaldi ; le comité d'exécution par Joseph Mogenier, ancien lieutenant des Chasseurs du Mont-Blanc. Le produit de la souscription ayant dépassé très largement la somme attendue, on décide de substituer au modeste monument que le comité pensait élever au cimetière, un monument plus imposant sur une place publique qui, outre Curtat, célèbrerait tous les Savoyards qui, en 1870-1871, « scellèrent de leur sang la retour à la France ».
Le monument dessiné par l'architecte Louis Ruphy est réalisé par la coopérative "Le Travail". Il s'agit d'un obélisque orné des armoiries de la Savoie et portant sur ces quatre faces des inscriptions commémoratives. Dans le socle est encastré une palme de bronze.
Ce monument est inauguré le 5 septembre 1910 près de la préfecture, en prélude aux cérémonies du cinquantenaire du rattachement de la Savoie à la France, après que les anciens combattants se soient recueillis sur la nouvelle tombe du héros du jour au cimetière de Loverchy, elle aussi dessinée par Ruphy. Le monument, déplacé en 1957 se trouve maintenant avenue de Genève et Victor Curtat repose auprès de l'un de ses fils, mort pour la France en 1918.
Un drapeau très disputé
Les francs-tireurs de l'Isère se sont attribué la conquête du drapeau. Ce sont [messieurs] Tappaz et Chavin, anciens officiers de la compagnie des francs-tireurs du Mont-Blanc, qui rétablirent la vérité en 1880 dans le Journal de Valence.
Appendice 1 : le monument
illustration 2) Monument à Victor Curtat et aux Savoyards de 1870-1871, vue générale
photo © Cédric Cuz, juillet 2024
illustration 3) Monument à Victor Curtat et aux Savoyards de 1870-1871, détail de la palme de bronze avec la mention « À Victor Curtat, ses concitoyens et frères d'armes, 1870-1871 »
photo © Cédric Cuz, juillet 2024
illustration 4) Groupe de Chasseurs du Mont-Blanc / Francs-tireurs de la Hte-Savoie, circa 1870, un homme vêtu d'un costume civil et de neuf militaires, chasseurs du Mont-Blanc, francs-tireurs de la Haute-Savoie, en uniforme, avec la mention manuscrite « Drapeau pris par Victor Curtat, 18 ans » ; Victor Curtat est le troisième debout en partant de la gauche, l'officier Mogenier est aussi présent mais sa position n'est pas précisée
© Nuits-Saint-Georges - musée municipal, référence M0144001229, N° d'inventaire 95.5.421
Face avant
Aux Savoyards qui, de leur sang, ont scellé l'Annexion en combattant pour la France en 1870-1871.
À Victor Curtat né à Annecy le 27 août 1852, Chasseur du Mont-Blanc qui s'empara du drapeau du 61e Poméranien à Dijon le 23 janvier 1871.
VIVRE LIBRE OU MOURIR
Face latérale gauche
Soldats de Savoie ! Aujourd'hui comme toujours vous avez bien mérité de la France et de la République !
Général Garibaldi au bataillon de Savoie, 23 janvier 1871 à la bataille de Dijon
Face arrière
Aux Chasseurs des Alpes et du Mont-Blanc du bataillon de Savoie. À la 4e brigade de l'Armée des Vosges. 1870-71
Face latérale droite
Qui vive ? France ! À moi la Savoie !
Commandant Michard, première attaque de Talant (Dijon), novembre 1870
Appendice 2 : Oubli et faussetés : l'étrange destin de Victor Curtat-Cadet
Nous sommes le 23 janvier 1871. La scène se passe au nord de Dijon, à 200 mètres de la route de Langres à Dijon. Là, au milieu d'une petite plaine un peu morne, s'élève un bâtiment, solitaire, l'usine Bargy, fabrique de noir de fumée. Les murs d'enceinte ont été percés de meurtrières. Les abords de l'usine sont jonchés de cadavres prussiens. La mitraille claque et crépite sans arrêt depuis le début de l'après-midi. Les Francs-tireurs du Mont-Blanc (Haute-Savoie) et les Chasseurs des Alpes (Savoie) constituent avec les Francs-tireurs de l'Isère l'essentiel des défenseurs de l'usine, devenue une sorte de point de résistance empêchant les Prussiens d'aller plus avant sur la route de Dijon.
Léon Tappaz, capitaine commandant les Francs-tireurs du Mont-Blanc, raconte : « Le jour, déjà sombre, baisse encore, et la nuit approche ; ils (les Prussiens du 61e Poméranien) reculent peu à peu jusqu'à la chaussée (...) ils n'osent plus la franchir. (...) C'est à ce moment que le chasseur du Mont-Blanc Curtat, ouvrant la petite porte qui est à droite du bâtiment principal, se met à courir sous le feu de l'ennemi, trouve et arrache avec peine le drapeau sous le tas de cadavres qui le recouvre et revient rapidement avec le glorieux trophée. ». Le jeune Victor Marie Curtat-Cadet - il est né à Annecy le 27 août 1852 - vient de prendre le second, et dernier drapeau prussien enlevé à l'ennemi au cours de la guerre de 1870-1871, celui du 61e Poméranien.
La prise d'un drapeau à l'ennemi, pour tout militaire, se pare d'une aura très particulière. Pour s'être emparé du premier drapeau prussien, celui du 3e Westphalien, à Rezonville, le lieutenant Chabal est fait chevalier de la Légion d'honneur (hasard de l'histoire, le commandant Chabal [prendra] sa retraite à Chambéry en 1892 et y meurt en 1920). Curtat devrait, logiquement, entrer immédiatement dans la légende, être couvert de récompenses et jouir ainsi d'une gloire méritée. Il n'en est rien. C'est même le contraire qui se produit : il ne reçoit aucune récompense et il tombe immédiatement dans le plus profond oubli. Certes, ce qu'il a fait, il l'a réalisé au mépris des strictes instructions données par le commandant Michard, commandant la défense de l'usine Bargy : interdiction absolue de sortir de l'usine sans en avoir reçu l'ordre. Cependant il n'est même pas puni pour avoir méconnu les ordres. Pourquoi alors a-t-on si bien oublié Curtat ?
Les Francs-tireurs du Mont-Blanc, créés par Léon Tappaz - farouche républicain anticlérical de Bonneville - ne devaient, à l'origine, recruter que de fervents républicains. Les instructions écrites sont fort claires. Mais les volontaires étant insuffisants, on a accepté des candidats au profil éloigné du modèle prévu. Victor Curtat est le fils du sacristain de Notre-Dame d'Annecy. Horreur pour un républicain, il s'est engagé à la Légion romaine, créée avec des volontaires français pour défendre le pape contre les volontés annexionnistes de l'Italie nouvelle. La Légion romaine ayant été dissoute par le pape en septembre 1870, Curtat s'est engagé dans les Francs-tireurs du Mont-Blanc. À son catholicisme affirmé, le jeune Curtat ajoute un caractère facile, discret, serviable, pas vantard pour un sou. Jamais il ne parlera de son exploit, ne cherchera à en tirer profit.
Après la guerre de 1870, il s'engage dans le Train des équipages militaires et sert en Algérie pendant sept ans, sans jamais faire état de son fait d'armes du 23 janvier 1871 ! Revenu à Annecy, la municipalité l'emploie à un poste modeste. « L'Indicateur de la Savoie » daté du 21 avril 1894 écrit ainsi : « Ceux qui, aux premières lueurs du jour, rencontrent dans nos rues le traditionnel Baccan s'en allant, un balai sur l'épaule et son arrosoir à la main, vaquer à ses humbles fonctions, ne se douteraient guère qu'ils ont devant eux le héros savoyard qui, le 23 janvier 1871, (...) ».
L'exploit de Curtat dérange tellement ses supérieurs que Tappaz ne le mentionne même pas dans son rapport final sur les Francs-tireurs du Mont-Blanc. Dans une de ses nombreuses lettres publiées par la presse locale, il mentionne Curtat mais en précisant immédiatement que « le dernier porteur du drapeau a été abattu » par lui-même. Le commandant Michard - les Francs-tireurs du Mont-Blanc sont regroupés avec les Chasseurs des Alpes de Savoie sous son commandement - ne le propose pour aucune récompense bien qu'ayant brièvement mentionné son exploit dans son propre rapport.
Pendant une vingtaine d'années, l'histoire oublie son nom. En effet, les Savoyards défendaient l'usine Bargy avec les Francs-tireurs de l'Isère plus nombreux. À peine rentré à l'usine Bargy, Curtat s'était vu dépossédé de son drapeau par les Isérois, furieux d'avoir été pris de vitesse par le jeune Savoyard. Ce sont eux qui remettent le drapeau au chef de la 4e brigade de l'Armée des Vosges, Ricciotti Garibaldi, le fils du condottiere. Et le père Garibaldi ne rate pas l'occasion de faire sa publicité. Il adresse immédiatement un télégramme au ministre Freycinet : « Notre quatrième Brigade a enlevé un drapeau à l'ennemi que je vous enverrai ». Volontairement oublié par ses compatriotes, Curtat se voit également privé de son fait d'armes par les Garibaldi et les Isérois. Le député de l'Isère, monsieur Marion, en 1880, va jusqu'à revendiquer officiellement la prise du drapeau par le chasseur isérois Perret !
À ces querelles intestines se superpose aussi la triste réalité de la bataille de Dijon. Pour s'opposer aux 6'500 hommes de la 8e brigade du général von Kettler, Garibaldi dispose d'une armée de 25'000 hommes renforcés par les 22'000 gardes nationaux mobilisés du général Pellissier. Non seulement Garibaldi se contente de « défendre » Dijon contre ce qui n'est qu'un leurre d'attaque, mais encore, il ne poursuit pas l'ennemi. Pendant ce temps, le gros du 2e corps d'armée prussien passe au nord-est de Dijon et s'en va, tranquillement, prendre de flanc l'armée de l'Est du général Bourbaki, et la coincer contre la frontière suisse. Tout se ligue pour plonger l'exploit de Victor Curtat dans l'oubli le plus total !
Grâce à un professeur parisien, ancien franc-tireur dijonnais, M. Dormoy, la vérité se fait difficilement jour à partir de 1884. Elle n'est définitivement établie qu'en 1891 avec la publication d'une brochure de M. Ledeuil d'Enquin, « Les drapeaux prussiens pris à Rezonville et Dijon ». Il faudra encore l'intervention du Savoyard Émile Chautemps, député de la Seine et ancien ministre des Colonies, en 1896. Le drapeau du 61e Poméranien est, en octobre 1896, enregistré au Musée de l'Armée comme ayant été pris par le « nommé Victor Curtat, engagé volontaire à la compagnie des francs-tireurs du Mont-Blanc, commandée par M. le capitaine Tappaz ».
En Haute-Savoie, le sort de Victor Curtat intéresse peu, jusqu'à ce que la presse nationale s'empare de l'affaire du drapeau en 1896. C'est ainsi que « Le Léman Républicain » du 29 novembre 1896 s'émeut en ces termes : « Curtat, père de sept enfants vivants (il en a eu 12) et n'a pour les nourrir que son traitement de 500 Frs par an comme employé à la voirie d'Annecy, auquel s'ajoute une pension militaire de 200 Frs, c'est tout ! ». Lancée par « L'Éclaireur » de Nice, la campagne de presse permet à Victor Curtat d'obtenir - quelle récompense ! - un bureau de tabac en 1897. Une demande d'attribution de l'étoile de chevalier de la Légion d'honneur lui est refusée. En 1900, à l'inauguration de la statue de Garibaldi à Dijon, il est porte-drapeau du Comité des survivants de l'Armée des Vosges. Il obtient, peu de temps avant sa mort à Annecy, le 13 mai 1904, la Médaille militaire.
Comme souvent, la ferveur populaire se réveille après sa mort. Le Comité des survivants de l'Armée des Vosges lance une souscription pour venir en aide à la famille de Curtat. Le même comité demande une concession à perpétuité au cimetière d'Annecy et lance l'idée d'un monument. La concession est accordée, mais la souscription pour le monument n'enthousiasme pas. En 1909, la souscription s'élève à 252,22 francs, soit 200 francs donnés en 1905 par le conseil général et quatre dons totalisant 31 francs ! L'idée est reprise en 1909 par les anciens Francs-tireurs du Mont-Blanc. Afin de provoquer plus de dons, il est décidé que le monument ne sera plus seulement pour Victor Curtat mais aussi pour les Savoyards morts au cours de la guerre. Grâce à cette décision, le produit de la souscription permet d'ériger le monument que nous connaissons ainsi que la tombe de Victor Curtat au cimetière d'Annecy.
La gloire de Victor Curtat aura été éphémère. Ce qui devait être son monument est finalement dédié « Aux Savoyards qui, de leur sang, ont scellé l'Annexion en combattant pour la France en 1870-1871 ». On pourrait presque dire qu'on lui a aussi volé son monument. Ce dernier, dit de Victor Curtat, trônait sur « le rond-point situé entre l'avenue du Parmelan et la rue Louis Revon ». À la fin de la [Deuxième Guerre] mondiale, les Anciens des Glières se font photographier devant le monument. Ils ne célèbrent pas Curtat, mais la devise des Francs-tireurs du Mont-Blanc gravée sur la pierre : « Vivre libre ou mourir ». Dans les années [19]50, à la faveur de remaniements urbains, le monument de 1914-1918 prit sa place. Curtat est alors relégué sur un square de l'avenue de Genève où il se trouve toujours, bien isolé et oublié.
Quant au drapeau du 61e Poméranien, les Allemands se sont empressés, en juin 1940, de le reprendre et de l'exposer à Berlin où, vraisemblablement, il a été pris par les Russes en 1945. Même son drapeau n'existe plus.
Finalement, la gloire de Curtat est mieux célébrée ailleurs que chez lui. La ville de Dijon conserve très officiellement le souvenir du héros savoyard avec une rue Victor-Curtat longeant sur toute sa longueur le parc du Drapeau et aboutissant à l'avenue du Drapeau. Étrange tout de même que les Savoyards, si prompts à vanter leurs vertus guerrières, oublient aussi facilement ce simple héros qu'a été Victor Curtat.
Didier Dutailly
Notes
- (1) (1) 8e ou 61e ? Il semble qu'il s'agisse du 8e régiment Poméranien d'infanterie, au sein (?) du 61e régiment de la garde du roi Guillaume 1er... bref, ce n'est pas très clair,
- (2) la Poméranie est un territoire aujourd'hui géographiquement à cheval entre l'Allemagne et la Pologne, et un ancien royaume allié de la Prusse.
Sources
- Revue municipale « Annecy », novembre 2008,
- chapitre « Oubli et faussetés : l'étrange destin de Victor Curtat-Cadet » de Didier Dutailly, revue >> Le Bénon - bulletin de La Salévienne (société savante d'histoire du Genevois savoyard), #82, octobre 2013,
- POP, Plateforme Ouverte du Patrimoine (illustrations >> 1 et >> 4).
permalien : //www.killeak.net/?section=17&view=2694
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