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L'explosion survenue en 1908 au cœur de la Sibérie a provoqué la plus grande onde de choc de mémoire d'humain et reste une énigme scientifique non résolue. Selon l'hypothèse la plus récente élaborée par un chercheur russe, un astéroïde de fer aurait traversé l'atmosphère sans heurter le sol. Récit de cet événement fascinant.
Une gigantesque explosion (vue d'artiste) a eu lieu le 30 juin 1908 sur le site de la Toungouska, en Sibérie centrale, dont l'onde de choc s'est ressentie jusqu'au Royaume-Uni, et dont les traces sont encore visibles, notamment sur la zone de l'épicentre où la forêt détruite n'a pas repoussé. Si son origine cosmique est avérée, les hypothèses continuent de se faire jour sur cet événement.
CLAUS LUNAU / SPL / SUCRÉ SALÉ

La taïga s'étend à perte de vue sur des kilomètres. En cette radieuse journée d'automne, fin octobre 2021, la forêt boréale du territoire evenk pratiquement inhabité présente de magnifiques couleurs dorées, mélange de jaune rosé. Çà et là, des taches blanches rappellent que la saison hivernale est toute proche dans cette région au climat extrême du nord de la Russie. Après une quarantaine de minutes de vol, depuis le village de Vanavara, l'hélicoptère commence à ralentir. Au sol, les arbres laissent la place à un paysage à la végétation rase : une zone de marécages sur un large périmètre à la forme aléatoire.

Voici le site de la Toungouska, en Sibérie centrale, à plus de 5'000 kilomètres de Moscou. C'est ici, le 30 juin 1908, à 7h14 du matin, qu'une terrible déflagration a balayé 2'200 kilomètres carrés de forêt (soit plus de 20 fois la superficie de Paris) et détruit plus de 60 millions d'arbres. À l'époque, les ondes sismiques sont ressenties du lac Baïkal au Royaume-Uni. La puissance de l'explosion est estimée à 1'000 fois celle de la bombe atomique d'Hiroshima. Pendant plusieurs jours, le ciel reste lumineux y compris la nuit. Le phénomène est observé jusqu'en Europe.

L'hélicoptère atterrit en bordure de taïga. Plus d'un siècle a passé depuis l'événement et la nature a repris ses droits. Les arbres ont repoussé partout, sauf à l'épicentre. En 1995, afin de préserver le site, la réserve naturelle d'État de la Toungouska a été créée sur une surface de près de 300'000 hectares. Inaccessible sans autorisation spéciale, elle est surveillée par une équipe de gardes forestiers qui séjournent sur place par roulement. Habitués des lieux, deux d'entre eux, Evgenya Moroz et Artur Meïdouss invitent à aller, à travers la taïga, sur les pas de Leonid Koulik, minéralogiste russe dont le nom est indissociable du mystère de la Toungouska.

Cette photo de 1927 prise par l'explorateur Leonid Koulik montre la dévastation de la zone dix-neuf ans après l'impact.
Crédit : Yulia Nevskaya

Le mystère de l'épicentre

Lors de ses expéditions sur les lieux du phénomène de la Toungouska, le minéralogiste russe Leonid Koulik découvre une zone marécageuse, comme si ici seulement, la forêt n'avait pas pu repousser. C'est l'épicentre de la déflagration de 1908. À cet endroit, l'énergie libérée par l'explosion et l'incendie qui a suivi a été si forte qu'elle a fait fondre le pergélisol (sous-sol gelé en permanence, qui couvre plus de 60 % du territoire russe). Ceci a conduit à la formation de cratères thermokarstiques - des dépressions du terrain dues au tassement du sol consécutif à la fonte de la glace. Les arbres qui absorbaient l'humidité du sol ayant été détruits, un excès d'humidité s'est accumulé dans ces cratères et, avec le temps, se sont formées des tourbières à sphaigne - zones où se développe une végétation de mousses dont la partie inférieure, dans l'eau, se décompose partiellement pour donner la tourbe. Ce qui explique l'absence d'arbres. Mais la zone n'est pas "morte" pour autant, au contraire : les tourbières à sphaigne ont une grande valeur écologique car elles sont recouvertes de baies et constituent un lieu de repos pour la faune. Dans la réserve naturelle de la Toungouska, se reproduisent ainsi deux sous-espèces de faucons pèlerins, espèces protégées en Russie. Les tourbières sont aussi habitées par des ours bruns, des élans, des loups, des renards, des carcajous et des rennes sauvages. De la catastrophe est né un petit paradis écologique.

La zone de l'explosion en 1967.
SHAPOSHNIKOV / RIA NOVOSTI

Des investigations commencées dans les années 1920

C'est en 1921 que le scientifique commence ses investigations. Alors âgé de 38 ans, il est employé du Musée minéralogique de Leningrad (aujourd'hui Saint-Pétersbourg), où il vient de créer le département des météorites. Convaincu que le cataclysme était la conséquence d'un impact de météorite, il demande à l'Académie des sciences soviétique de financer une expédition "préliminaire et exploratoire". Elle aura lieu en 1927, près de 19 ans après l'événement. Ce sont des chasseurs du peuple evenk, recrutés à Vanavara, qui conduisent Leonid Koulik jusqu'à la zone où la forêt est ravagée. Arrivé sur les lieux après plusieurs semaines de marche, le scientifique écrit dans son journal : « Je ne peux pas vraiment imaginer l'énormité de cette chute exceptionnelle. [...] De notre point d'observation, on ne voit plus aucun signe de la forêt ; tout est tombé et brûlé. [...] C'est effrayant de voir des géants de dix ou 20 mètres cassés en deux, comme des roseaux. » Dans la réserve naturelle de la Toungouska, le camp de Leonid Koulik construit à partir des arbres tombés au sol pendant l'explosion tient toujours debout.

« Durant la première expédition, le groupe a eu très faim. Les hommes ont été malades, relate Evgenya Moroz. C'étaient des citadins, ils ne savaient pas ce qu'on doit faire ou ne pas faire dans la taïga, notamment comment éviter la carence en vitamine C. » Mais l'explorateur ne trouve ni cratère, ni débris. Restant convaincu de son intuition, il organise trois autres expéditions entre 1928 et 1939, au cours desquelles il continue de chercher des traces de météorite tout en recueillant des témoignages. Il décide même, au prix d'un travail acharné, de faire assécher un marécage situé dans la zone de l'épicentre, pensant qu'il s'agit d'un cratère météoritique. À sa grande déception, les résultats ne sont pas concluants. En 1941, la Seconde Guerre mondiale empêche la tenue d'une cinquième expédition. À 58 ans, Leonid Koulik insiste pour partir au front. Rapidement fait prisonnier, il décède du typhus en 1942.

Les explorations sur le site de la Toungouska reprennent à la fin des années 1950, menées par des équipes venues de différents pays. Désormais, ce sont les gardes forestiers de la réserve qui guident les expéditions. Le "sentier Koulik" est un itinéraire de 7 kilomètres qui conduit à leur camp de base. Équipée d'une kalachnikov pour se défendre en cas d'attaque d'ours, Evgenya Moroz ouvre la marche. Dans ce territoire abrité de toute activité humaine, les arbres sont magnifiques et les senteurs de la forêt ultra-puissantes. De retour à Vanavara, la localité la plus proche de la réserve, les références à l'événement de la Toungouska sont partout : au centre du village - avec un monument "météorite" inauguré par un célèbre cosmonaute russe -, au musée local, à la bibliothèque municipale, ou dans le nom des rues : "rue de la Météorite", "rue Leonid Koulik"...

Le site de la Toungouska, à près de 5'000 km de Moscou. La puissance de l'onde de choc qui a suivi l'explosion est estimée à mille fois celle de la bombe d'Hiroshima.
Crédits : BRUNO BOURGEOIS - E. LEVRESSE - MUSÉE EVENK D'HISTOIRE LOCALE, VANAVARA

Après l'explosion, les habitants ont perdu connaissance

Et aujourd'hui encore, des descendants de témoins directs de l'explosion témoignent. Nelly Elkina est la petite-fille d'un éleveur de rennes qui a vécu l'explosion. « Selon les récits de mon grand-père, quand la météorite est tombée, il y a eu un bruit énorme et la chaleur était si forte qu'ils voulaient jeter leurs vêtements, il leur semblait qu'ils brûlaient. C'était terrible. Imaginez, un arbre qui tombe, c'est bruyant, mais toute la taïga... cela doit être effrayant ! », se souvient la femme evenk, vêtue d'une robe violette et d'un bandeau traditionnel en perles assorti. « Puis ils ont perdu connaissance. Quand ils se sont réveillés, ils sont allés chercher leurs rennes, les animaux étaient tous morts et presque tous les arbres étaient tombés. »

Nelly Elkina perpétue les récits de son grand-père, un éleveur de rennes qui fut le témoin direct de l'explosion de 1908.
Crédit : Yulia Nevskaya

Que sait-on aujourd'hui de l'origine exacte de cet événement ? De nombreuses hypothèses ont été émises depuis 1908, des plus crédibles aux plus farfelues : comète, astéroïde, phénomène géophysique, boule de foudre, essais nucléaires, tests de Nicolas Tesla pour ses travaux sur l'énergie électrique, attaque extraterrestre... En Russie, l'événement est la source de plusieurs légendes et histoires populaires. Dans L'Île brûlante, paru en 1936, l'auteur russe Alexandre Kazantsev attribue ainsi l'événement de la Toungouska au crash d'un vaisseau extraterrestre doté d'un moteur atomique. Une légende evenk raconte que le dieu du tonnerre Ogdy, en colère contre les Hommes, est descendu sur Terre en tirant des flèches enflammées et a détruit la taïga. Une autre prétend qu'il a envoyé des oiseaux de fer pour venger un chaman puissant... Il faut dire que les circonstances sont propices au mystère : une explosion dévastatrice dans un territoire totalement reculé de Sibérie, pas d'indices tangibles, ni débris d'objets cosmiques, ni cratère d'impact, des expéditions scientifiques tardives.

Bien que l'énigme ne soit pas totalement résolue, les spécialistes s'accordent aujourd'hui sur l'explication générale. « On n'a plus de doute sur la nature cosmique de l'événement », déclare Ludovic Ferrière du musée d'Histoire naturelle de Vienne, en Autriche, géologue, expert des impacts météoritiques. « Les hypothèses les plus communément admises évoquent soit une comète (faite de glace et poussière) désagrégée en vol, soit un astéroïde de type pierreux, dont les poussières auraient été transportées loin. » En 2016, les Nations unies ont déclaré le 30 juin Journée internationale des astéroïdes en l'honneur de la Toungouska.


Un astéroïde en fer aurait traversé l'atmosphère sur 700 km

Des scientifiques continuent de travailler sur le mystère. Chercheur à l'Université fédérale de Sibérie à Krasnoïarsk, Sergueï Karpov a formulé avec son équipe une nouvelle théorie, publiée en 2020 dans la revue Monthly Notices of the Royal Astronomical Society (MNRAS), selon laquelle c'est un astéroïde de fer ayant traversé l'atmosphère qui serait à l'origine de l'événement de la Toungouska. Pour eux, cela explique l'absence de débris et de cratère sur la zone, la destruction de la forêt ayant été provoquée par l'onde de choc. « Nous avons construit un modèle mathématique rigoureux incluant les forces en jeu : la force gravitationnelle et la force de traînée aérodynamique », détaille Sergueï Karpov, chevelure blanche coiffée en arrière.

Dans la salle de classe où il donne cours, le professeur se met à dessiner sur le grand tableau bordeaux. « Le corps cosmique arrive de cette manière - en rasant la surface de la Terre, il traverse l'atmosphère - à une altitude minimale de 10 kilomètres au-dessus de l'épicentre, puis ressort pour voyager plus loin. » Selon les calculs du chercheur, seul un corps en fer pouvait résister aux forces aérodynamiques : « Un corps pierreux aurait nécessairement commencé à se fragmenter et on aurait pu retrouver des fragments de météorite, mais on n'a rien trouvé, une comète n'aurait pas été assez résistante. » En outre, sa taille devait être suffisamment grande pour ne pas s'évaporer sous l'effet de la chaleur intense. « Nous avons testé notre hypothèse avec des objets de 50, 100 et 200 mètres de diamètre : seul le plus grand est en accord avec elle. Nous estimons que le corps ferreux a perdu environ la moitié de sa masse par sublimation avant de ressortir de l'atmosphère et continuer sa route. » Sergueï Karpov poursuit son schéma : « La longueur du parcours du corps spatial dans l'atmosphère a été d'environ 700 kilomètres. À partir d'une altitude assez basse, il a commencé à briller intensément. C'est alors que les témoins l'ont remarqué. Il était beaucoup plus brillant que le Soleil », commente-t-il.

Le chercheur russe Sergueï Karpov décrit au tableau le parcours de l'astéroïde ferreux, au cœur de son hypothèse sur le phénomène de la Toungouska.
Crédit : Yulia Nevskaya

Reste une question de taille. Comment expliquer l'énorme onde de choc en forme de papillon qui a couché des millions d'arbres ? « Nous devons calculer l'impact aérodynamique et expliquer la forme de l'onde de choc », reconnaît Sergueï Karpov. « C'est la partie non résolue du problème. Et ce n'est pas une tâche facile, il nous faut trouver des spécialistes qui puissent nous aider avec cette modélisation. » Le travail sur l'onde de choc est précisément ce qui fait défaut dans les recherches de Sergueï Karpov, estime Ludovic Ferrière.

« L'hypothèse d'un astéroïde qui a traversé l'atmosphère est intéressante, cela s'est déjà produit et le modèle est sérieux. En revanche, je trouve que le parallèle avec la Toungouska est un peu léger. Il manque le calcul de l'onde de choc permettant de relier le modèle à l'événement de 1908. » Partageant cet avis, Mark Boslough, expert dans l'étude des impacts planétaires, va plus loin en remettant en cause le postulat de départ. « Ils tentent d'expliquer l'absence de débris et de cratère, mais c'est à mon sens un faux problème : elle est tout à fait explicable si l'objet se fragmente complètement. » Ce physicien américain, chercheur aux Sandia National Laboratories (États-Unis), juge également que la forme de l'onde de choc observée sur le terrain n'est pas compatible avec la théorie de Sergueï Karpov. « Si on considère qu'il s'agit d'un astéroïde de passage qui va très vite, l'objet ressemble à un crayon : pointu à l'avant puis cylindrique. Ainsi l'onde de choc devrait ressembler à ce qu'engendre un bateau quand il passe sur l'eau : une vague et un sillage. Dans ce cas, il ne devrait pas y avoir d'épicentre. » Or, poursuit le chercheur, il y a bel et bien un épicentre à la Toungouska et à cet endroit, précisément, quelques arbres sont restés debout, les branches arrachées prouvant que l'onde de choc venait à la verticale.

À Krasnoïarsk, Sergueï Karpov n'est pas nécessairement pressé de résoudre le mystère. « De nombreux livres ont été écrits sur le phénomène de la Toungouska. Lorsque les enfants prennent ces livres en main, ils veulent comprendre par eux-mêmes, ils commencent à s'intéresser à l'astronomie, puis plus généralement à la physique, aux sciences. C'est très important. Si la solution est trouvée, tout sera expliqué, il n'y aura plus de livres... Serait-ce vraiment une bonne chose ? », s'interroge le physicien russe.


La pluie de météorites de Tcheliabinsk

C'était à peine plus d'un siècle après Toungouska : le 15 février 2013, à 9h25 du matin, une boule de feu traverse le ciel à une vitesse de 19 km par seconde dans la région de Tcheliabinsk, ville industrielle de l'Oural en Russie. L'événement, survenu en plein jour, a été filmé en direct par des centaines de caméras. En pénétrant dans l'atmosphère terrestre, l'objet cosmique (dont la taille est estimée à une vingtaine de mètres de diamètre) se fragmente en milliers de rochers, causant une pluie de météorites. Le plus gros, pesant probablement entre 400 et 500 kg, est tombé dans un lac sans faire de victime.

Le bilan officiel fait néanmoins état de 1'600 blessés et les dégâts ont été estimés à 25 millions d'euros. « Dans la ville, l'onde de choc est arrivée par le côté, c'est pourquoi les vitres ont été soufflées », explique Mark Boslough. L'expert en impacts planétaires a modélisé la trajectoire de l'astéroïde "Tcheliabinsk 2013". Ses travaux ont été publiés dans la revue Nature en novembre 2013. Le chercheur y estime notamment que le nombre d'explosions aériennes de ce type est sans doute sous-estimé.


Estelle Levresse, envoyée spéciale. photos Yulia Nevskaya

cet article est extrait du mensuel de Sciences et Avenir - La Recherche n° 900, daté février 2022.

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