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Thématiques abordées : #alpes, #histoire, #libération, #mémoire, #résistance, #secondeguerremondiale
Champ de bataille, zone d'occupation italienne, terre de refuge, les Alpes vivent la Seconde Guerre mondiale au rythme des cahots de l'histoire. De ses drames et de ses périodes héroïques aussi. Les populations alpines, tant françaises qu'italiennes, subissent ces temps troublés souvent contre leurs aspirations. Évocations.
Dans le film La Trace de Bernard Favre, Richard Berry est un colporteur qui, parti de Haute-Tarentaise à l'automne, parcourt le Val d'Aoste, le Valais suisse, le Piémont et pousse jusqu'à Milan avant de revenir au printemps... Surprise ! Il se heurte à des douaniers qui lui expliquent qu'entre temps, il est devenu Français et que le col fait désormais office de poste frontière. Nous sommes en 1860 : les Alpes perdent leur unité politique et administrative et la ligne de crête sépare les Alpes françaises et italiennes.
Tout comme le colporteur qui n'y accorde aucune importance et poursuit son petit commerce, les hommes vont mettre beaucoup de temps à intégrer ces nouvelles réalités administratives. Entre 1860 et les années 1930, des centaines de milliers d'hommes continuent à circuler, commercer, travailler dans ces Alpes qui n'ont jamais réellement été une barrière. Au contraire, l'industrie pénétrant ces vallées encourage encore les passages, les migrations souvent saisonnières, temporaires, parfois définitives. Dans les Alpes, les hommes ont été soumis, la plupart du temps contre leurs aspirations, aux avatars de l'histoire des États. Et la Seconde Guerre mondiale est en une illustration tragique.
Devenues une frontière entre États, la France et l'Italie, adoptant tous deux une stratégie défensive, les Alpes se couvrent de forteresse de haute altitude qui marquent le paysage et la vie des habitants : les travaux, le ravitaillement, les quelques dépenses des troupes animent le commerce local à Mondovi, Cuneo, Aoste, Bourg-Saint-Maurice, Modane, Briançon... Les Alpes deviennent aussi un réservoir de soldats spécialisés, permettant aux alpins de ne pas partir trop loin de chez eux pour le service militaire. Les alpinis italiens et les chasseurs alpins français - que la Première Guerre mondiale met en avant et réunit sur le Piave contre les Autrichiens - sont considérés comme des troupes d'élite. Le souvenir de cette fraternité combattante avivera l'amertume de 1940...
Juin 1940, la guerre de cent heures
Après quatre-vingts ans de stabilité, les Alpes occidentales deviennent un champ de bataille. La "guerre de Mussolini", comme disent les Valdôtains pour bien signifier que ce n'est pas la leur, est largement improvisée. Le passage à l'offensive, pour obtenir quelque butin territorial à l'heure où la France est à genoux face aux Allemands, ne donne pas de résultats tangibles. A un contre sept, les chasseurs alpins tiennent avec l'ardeur de ceux qui défendent leur terre natale. En face, la gêne est manifeste : officiers francophiles se souvenant des heures de fraternité de 1917 ; Valdôtains italianisés de force ayant si souvent travaillé en Savoie ; Italiens comptant tous plus ou moins un parent ou ami en France. Très peu, hormis les fascistes convaincus de "ramener" la Savoie et Nice à l'Italie, ont vraiment le cœur au combat. De nombreux Valdôtains de communes se trouvent d'ailleurs des vocations de mineurs, fabricants d'eau-de-vie ou boulangers, pour servir l'armée sans affronter les "cousins" savoyards. Et que dire de la curieuse atmosphère qui règne le 3 juillet, quand les hommes du bataillon alpin de forteresse de la Redoute Ruinée sortent invaincus avec armes et bagages... salués par les soldats italiens ?
Au total, une douzaine de communes de haute montagne - en fait, les avant-postes - sont occupées après quatre jours de combats, seule la ville de Menton pouvant être considérée comme une conquête significative. Cette occupation de juillet 1940 à septembre 1943 révèle pourtant une véritable politique d'annexion : le décret du Duce introduit la lire, prend en charge les fonctionnaires et les prêtres, contrôle les enseignants et impose des cours d'italien. Les habitants, évacués à la déclaration de guerre, se voient attribuer des cartes d'identités italiennes et des sauf-conduits pour sortir de la zone. Mais ils bénéficient de la présence d'épiceries italiennes plutôt bien achalandées.
Au quotidien, les Italiens ont le plus souvent cherché à vivre une occupation paisible. La présence du bataillon Aosta pendant quelques mois en Tarentaise n'a pas laissé que de mauvais souvenirs : fêtes du cochon, reprise de la contrebande séculaire avec des produits alimentaires de l'armée... Quelques semaines plus tard, ces mêmes alpini partent pour la Grèce, puis l'Union soviétique.
Une terre de refuge
Les neuf mois, du 11 novembre 1942 au 8 septembre 1943, sont une période charnière. La suppression de la ligne de démarcation et l'occupation totale de la France par les puissances de l'Axe replacent les Alpes dans la guerre mondiale. L'Italie, prenant en charge l'occupation de la partie est du Rhône, entend affirmer son autorité de puissance occupante, autant que sa spécificité par rapport à son partenaire allemand, souvent envahissant, notamment près de la frontière suisse.
Occupation paradoxale à plus d'un titre d'une région où résident des dizaines de milliers d'Italiens qui, si l'on écarte les militants fascistes et antifascistes - en fait peu nombreux -, hésitent entre fierté de voir leur pays natal puissant et gêne, sinon honte, de voir leur pays d'accueil ainsi affaibli. Les Italiens entendent surtout contrôler et peut-être encore plus montrer qu'ils contrôlent la région et l'administration de Vichy. Ainsi, ils contrent systématiquement la politique vichyste d'arrestation et de déportation des Juifs dans la zone alpine, conduisant à une protection de fait. On assiste alors à un afflux de réfugiés juifs fuyant la zone allemande pour gagner la région qualifiée, dans une lettre, de "petite Palestine".
L'évolution de la collaboration de Vichy avec l'Allemagne conduit de nombreux autres réfugiés à rejoindre les Alpes : ce sont les réfractaires au Service du travail obligatoire (STO) qui, refusant de partir en Allemagne, cherchent à disparaître dans une zone montagneuse propice au camouflage, de plus tenue par des Italiens à la réputation moins répressive que les Allemands. Les Alpes françaises deviennent donc un vaste réservoir de clandestins, d'illégaux, mais aussi de combattants potentiels, encadrés tant bien que mal par les résistants de la première heure, dramatiquement sous-armés.
La disparition des armées italiennes en septembre 1943 - suite à l'armistice signé par Badoglio avec les Anglo-saxons - a de graves conséquences des deux côtés des Alpes, les troupes hitlériennes prenant immédiatement la relève, non sans pourchasser leurs alliés défaillants. Pour les Juifs, le refuge devient un piège et les persécutions reprennent. La seule issue est de tenter de rejoindre l'Italie du sud libérée par les Alliés ou la Suisse, dont l'attitude envers eux a été, malgré tout, souvent ambiguë.
Maquisards et partisans
Des deux côtés des Alpes, les maquis ont d'abord été des lieux de refuge pour des hommes devenus clandestins par leur action politique contre leur gouvernement ou par leur refus de participer à une collaboration de plus en plus marquée avec l'Allemagne nazie : du côté français, ils sont résistants contre Vichy, réfractaires au travail en Allemagne, Juifs pourchassés ; du côté italien, ils refusent d'entrer dans l'armée de la République fasciste de Salo ou d'aller travailler en Allemagne.
Ils ont également en commun leurs faiblesses : dramatiquement sous-armés, mal ravitaillés, ils dépendent beaucoup de la complicité des populations locales. On a vu ainsi se reconstituer des solidarités anciennes et le lien étroit entre les militaires alpins et leur milieu social à travers l'usage des sentiers de contrebande, des chalets d'alpage...
Si les moyens sont maigres, les espoirs sont grands de jouer un rôle majeur dans la libération du territoire. Les maquis refuges deviennent des maquis combattants, après le débarquement en Normandie et en Provence. Ils sont aussi des lieux de tragédie : Glières, Vercors, mais aussi Alba et Ossala où, comme en France, dans une atmosphère romantique et tragique, les maquisards proclament la république avant de subir la répression nazie et fasciste. Entre l'été 1944 et le printemps 1945, les maquisards français et les partisans italiens se retrouvent dans le combat commun. Même s'ils n'ont jamais maîtrisé les considérations géopolitiques qui présidaient à leurs actions...
États en guerre, peuples dans la guerre
Occupées par les Allemands sur les deux versants, les populations alpines dépendent de deux régimes (Vichy et la République mussolinienne de Salo) politiquement moribonds, mais de plus en plus criminels et inféodés à Hitler, pourchassant Juifs et résistants. Les rangs des "maquisards" en France et des "partisans" en Italie grossissent de jeunes, réfractaires au travail en Allemagne ou à l'enrôlement de force dans l'armée de Mussolini.
Les Alpes redeviennent un champ de bataille avec les bombardements alliés sur les nœuds ferroviaires (Chambéry), les vallées et les villes industrielles. Ainsi, Turin est-elle devenue une ville fantôme, invivable, dont les habitants se dispersent dans les campagnes. Les maquis des deux côtés, nés en 1943, combattent surtout à partir du printemps 1944 pour préparer les débarquements alliés et affaiblir l'arrière des Allemands. Les mois de juillet en France et d'août en Italie sont les plus durs et les plus meurtriers. La valeur militaire des maquis - reconnue par l'armée américaine mais aussi par les bulletins allemands - accélère la libération des Alpes françaises en septembre. Mais ces succès se payent au prix fort aux Glières en Haute-Savoie, dans le Vercors, dans les vallées piémontaises, victimes de la répression nazie : massacres et villages incendiés. Les partisans italiens espèrent que les Alliés, après avoir libéré les Alpes françaises, déferleront par les cols sur l'Italie... mais l'hiver et surtout les considérations tactiques les laissent finalement seuls face à la répression nazie. Pour les Anglo-américains, les Alpes sont alors un front secondaire, la priorité allant au passage du Rhin pour entrer en Allemagne... et éviter une avancée trop rapide des Soviétiques.
L'hiver 1944-45, l'un des plus froids et neigeux du siècle, est très dur pour les partisans italiens, isolés, difficilement ravitaillés par les Anglo-américains, victimes de la méfiance des nouvelles autorités françaises. Une fois de plus, on constate un décalage entre le visées géopolitiques et le vécu des combattants : alors que les maquisards, sur le terrain, se rencontrent, se ravitaillent, font passer des aviateurs anglais et des missions alliées, le général De Gaulle fait arrêter et interner à Grenoble des partisans italiens ayant passé les cols pour échapper à la répression allemande et envisage sérieusement d'annexer la Vallée d'Aoste à la France. L'initiative sera bloquée par les Américains...
Le traité de paix de 1947 donne quelques satisfactions stratégiques à la France. Non par la dimension des zones récupérées, mais par le fait qu'elles englobent les fortifications italiennes... Sur le terrain, loin de ces considérations, la contrebande et les migrations ont repris de plus belle...
A lire : « Alpes en guerre, 1939-1945 », par Gil Emprin et Jacques Loiseau ; éditions Le Dauphiné Libéré
Repères historiques
- 1er septembre 1940 : les troupes du IIIe Reich envahissent la Pologne ; le 3, France et Royaume-Uni déclarent la guerre à l'Allemagne nazie ; l'Italie reste neutre,
- 10 mai 1940 : offensive allemande sur le front occidental,
- 10 juin 1940 : l'Italie déclare la guerre à la France et au Royaume-Uni,
- 25 juin 1940 : entrée en vigueur de l'Armistice,
- 22 juin 1941 : invasion de l'Union Soviétique,
- 7 décembre 1941 : bombardement de la flotte américaine à Pearl Harbor,
- 11 novembre 1942 : occupation de la zone libre par les Allemands et les Italiens (quart sud-est),
- 8 septembre 1943 : annonce de la reddition de l'Italie ; les Allemands occupent les départements alpins,
- 6 juin 1944 : débarquement Allié en Normandie,
- 12 août 1944 : libération de Privas (Ardèche),
- 15 août 1944 : débarquement Allié en Provence,
- 16 août 1944 : libération de Saint-Julien-en-Genevois (Haute-Savoie),
- 18 août 1944 : libération de Cluses et Annemasse (Haute-Savoie),
- 19 août 1944 : libération d'Annecy (Haute-Savoie),
- 22 août 1944 : libération de Grenoble (Isère),
- 23 août 1944 : libération de Tullins et Saint-Marcellin (Isère),
- 31 août 1944 : libération de Valence (Drôme),
- 2 septembre 1944 : libération de Lyon (Rhône),
- 8 mai 1945 : capitulation de l'Allemagne.
Source
- Gil Emprin et Jacques Loiseau, trimestriel « Alpes Loisirs » #41, octobre-novembre-décembre 2003.
Exceptionnellement, ce billet de blog ne sera pas associé à la thématique « Hier et aujourd'hui ».
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